C’était l’un de mes premiers voyages au Vietnam et le « permis de circuler » était encore obligatoire. Il devait être tamponné à l’entrée et la sortie de chaque ville.
Je suis dans un bâtiment administratif de Hué. La jeune femme de l’accueil refait son maquillage devant un miroir, dans une tentative de rétablir un peu de féminité mise à mal par un informe uniforme. Puis elle avale une tasse de thé avant de venir réclamer mon passeport. Elle le décortique longuement, page après page, ligne par ligne. Je ne montre aucune impatience. Je sais que le gouvernement faisant semblant de les payer, les fonctionnaires s’appliquent à faire semblant de travailler. Elle finira par m’orienter vers le bureau du spécialiste des « permis de circuler ».
Son collègue examine le fameux document puis me fait constater qu’entre les multiples tampons déjà appliqués, il ne reste plus l’espace nécessaire à son tampon. Il me faut donc un nouvel imprimé, mais seuls Hanoi et Ho Chi Minh Ville sont habilités à le délivrer. Il est vrai qu’il faut moins de 15h pour rejoindre Hanoi par le train!
Je suggère qu’en serrant un peu, on devrait réussir à caser son tampon entre ceux déjà présents. Il tend la main vers un présentoir à 3 niveaux, sélectionne longuement l’outil adéquat, le présente au dessus de la feuille, les sourcils froncés… Non, ça ne passe pas! Devant mon insistance, il va consulter son supérieur. Face à moi, dans un cadre vieillot et poussiéreux comme tous les cadres du parti, l’inévitable portrait du vieux sage à barbichette me contemple d’un air narquois.
Le camarade fonctionnaire est de retour. « Impossible, nous sommes jeudi et nous ne traitons ces problèmes que les lundi, mercredi et vendredi ». Après un silence savamment dosé, il rajoute « Le faire aujourd’hui serait une charge exceptionnelle facturée. »
Nous nous sommes entendus sur le coût de cette sueur non prévue dans le règlement. Sur une vieille éponge, il dépose une cuillère d’encre pâteuse qui se comporte comme le beurre froid sur la tartine: impossible à étaler. Les grumeaux récalcitrants roulent en refusant de s’intégrer. Son supérieur l’a rejoint et deux regards professionnels suivent le combat de l’encre et de l’éponge. Un peu plus tard, une main fébrile tient le tampon grassement encré au dessus de la feuille. Elle vise, rectifie; l’espace est restreint, l’homme concentré. Puis il frappe. Un seul coup a suffi. Son regard remonte vers moi et pour la première fois il me sourit avec la fierté du travail bien fait.
Mon billet disparaît dans le tiroir, bien piètre récompense pour le geste généreux qui rend sa liberté au voyageur. Sur le mur, l’oncle Ho arbore un sourire de bon père de famille.
Christian Vérot
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